Rendez-vous compte, en trois ans de karaté, je n’ai appris qu’un seul kata ! Durant les cours, mon Maître m’a fait “répéter, des centaines de fois, le même kata, et cela pendant des heures, des jours, des mois jusqu’à ce qu’il estime que j’ai parfaitement assimilé et compris“. Avec le temps j’ai compris que “seule une grande volonté, une grande motivation, et un oubli de l’Ego peuvent permettre d’atteindre la maîtrise d’un Art Martial“. Ce propos ne sont pas de moi, bien sûr, mais savez-vous de qui il s’agit ? Je vous propose de le découvrir à travers cette réflexion autour du “kata”.
Pour le néophyte, un kata est souvent une sorte de chorégraphie, même s’il peut percevoir des techniques de karaté. Le pratiquant débutant, lui, y verra plutôt un enchaînement de mouvements codifiés, à mémoriser pour passer un “kyu” (grade). En revanche, pour le karaté-ka avancé, ce qu’est vraiment un kata sera beaucoup plus évident et très clair à ses yeux…
Posez-lui la question, il vous répondra probablement ce que son professeur lui a enseigné (qui lui-même l’a appris de son “sensei”, etc.), à savoir, au choix :
- un combat imaginaire contre plusieurs adversaires imaginaires,
- un combat imaginaire contre plusieurs adversaires réels,
- un combat réel contre un ou plusieurs adversaires imaginaires,
- un combat réel contre un ou plusieurs adversaires réels…
Si vous avez l’impression de vous être fait berner, ou que vous commencez à douter, c’est bon signe (je suis moi-même passé par là dans mes premières années de pratique). Pour progresser en karaté, il faut, il me semble, essayer de comprendre, chercher, ouvrir son esprit. Est-il bon de se contenter de reproduire / répéter ce qui nous a été enseigné, sans réflexion ni remise en question ? Le problème est que, même pour des enseignants “ayant de la bouteille”, ce qui leur a été transmis à pu être erroné ou mal compris. Une simple analyse va nous permettre de voir rapidement que ces “définitions” du kata ne sont pas réalistes.
Ah oui, j’oubliais : la traduction du mot “kata” est “forme / moule”, mais ça, vous le savez surement déjà, et ce n’est pas le plus important.
Un type d’entraînement individuel ?
Le fait que le kata se pratique “seul” peut nous induire en erreur, nous faisant penser de façon trop simpliste que nous faisons face à des adversaires “imaginaires” et qu’il faut les “visualiser” au moment de réaliser chaque technique. Pourquoi pas, et c’est une forme de travail intéressante (le faites-vous dans votre dojo ?), mais :
- saviez-vous qu’au judo ou en aïkido, il existe également des katas, et qu’on ne les travaille pas seul, mais avec un partenaire (formes / enchaînements fondamentaux codifiés) ?
- au karaté (shotokan, shito-ryu, wado-ryu…), n’avez-vous jamais pratiqué “ten-no-kata”, qui se travaille seul dans sa forme “omote” et avec un partenaire pour sa version “ura” ?
Si vous avez répondu “non” à ces deux questions, il est possible que vous ne vous intéressiez pas au karaté “traditionnel” et à l’histoire des arts martiaux : c’est votre droit, j’ai moi-même été dans ce cas pendant des années (tout du moins, avant de faire mes premiers pas en tant qu’enseignant). Bien sûr, on peut vouloir se cantonner au travail physique et esthétique du kata, chose que font les compétiteurs. Pourtant, ne jamais travailler les techniques avec un partenaire, c’est passer à côté de l’essence même du kata.
Un ou plusieurs adversaires ?
La plupart des katas comportent des déplacements et des mouvements dans plusieurs directions, avec des demi-tours fréquents. Cela peut laisser supposer que nous avons plusieurs adversaires à gérer au cours de ce “combat”. Pourquoi pas, et il est important de travailler contre plus d’un adversaire (le faites-vous dans votre dojo ?), mais :
- pensez-vous être en mesure de pouvoir vous défendre contre un agresseur, déterminé, malin, peut-être armé, qui n’en est pas à son coup d’essai, et qui vous tombe dessus par surprise ?
- est-ce que malgré vos années de pratique et votre préparation mentale, vous êtes certain de pas être perturbé voire paralysé par la peur, le stress ou le danger, au moment de vous défendre ?
Evidemment, je ne souhaite à personne de se retrouver dans cette situation. Hélas, on sait combien il peut être difficile et périlleux de devoir se défendre contre “un” individu. Il semble donc assez irréaliste de croire que le kata a pour but de nous apprendre à nous débarrasser de 4, 5 voire 10 adversaires. Le kata serait alors un combat contre “un” adversaire, à travailler avec un “vrai” partenaire ? C’est mieux, mais pas encore tout à fait cela.
Le kata représente un combat ?
Un kata comporte plusieurs dizaines de déplacements et de techniques, son exécution durant généralement entre 1 et 2 minutes. On pourrait penser que chaque kata est le déroulement d’un combat “codifié”, du début à la fin, contre un adversaire. Pourquoi pas, et le fait de pratiquer l’enchaînement complet avec un partenaire est un bon exercice (le faites-vous dans votre dojo ?), mais :
- combien de défenses / parades avez-vous effectué pendant ce combat (bravo, au passage) et combien de coups décisifs avez-vous porté à votre adversaire (inefficaces, visiblement) ?
- avez-vous déjà été le témoin de situations de combats “violents” (dans la rue, sans règles, ni protections) et si oui, avez-vous vu des coups s’échanger pendant de longues minutes ?
Dans la rue, tout va extrêmement vite, cela ne dure généralement que quelques secondes, tout au plus. Il n’est donc pas réaliste de penser qu’un kata va nous préparer à enchaîner des dizaines de techniques (et encore moins dans un ordre pré-établi). Il vise plutôt à nous faire travailler des séquences courtes, applicables en self-défense. En effet, on sait que les maîtres d’Okinawa qui enseignaient le karaté (bien avant sa “démocratisation” au début du XXème siècle) accordaient beaucoup d’importance aux katas : ils pratiquaient leur art martial avec pour but principal leur propre défense personnelle, et celle de leur famille.
Le kata : un système de défense
Les katas sont l’héritage que nous ont légué les grands maîtres (d’ailleurs ils portent parfois leur nom). Ils sont, en quelque sorte, la synthèse codifiée de leur savoir en matière d’auto-défense. En outre, la mémorisation sous cette forme favorise leur transmission d’une génération à une autre.
Il existe une multitude de katas (plus ou moins nombreux selon les styles), avec parfois des variantes. Certains sont très spécifiques à une école, d’autres ont la même origine, mais ont été altérés au fil des siècles et d’un style à un autre. Et oui, si vous ne le saviez pas, les modifications dans les katas ont toujours existé, et ne datent pas du “karaté sportif”.
En effet, si on considère qu’un kata (ancien) représente un système de défense, il est facile de comprendre pourquoi, au fil du temps, des techniques ont été ajoutées / supprimées / modifiées : efficacité ou pas “sur le terrain”, adaptation à la morphologie des différents élèves, transmission “orale” et “secrète”, souvent vers un ou deux “disciples” seulement, mauvaises interprétations voire altérations volontaires…
C’est pourquoi, si on part du principe que le kata est un système de défense à lui seul, on ne peut pas se contenter de l’exécuter, ni simplement de “répertorier ses techniques” : il faut aller beaucoup plus loin dans son étude et le considérer comme une méthode d’entraînement et de self-défense à part entière.
L’étude du kata : comment s’y prendre ?
Pour étudier un kata en profondeur, et être en mesure de se défendre grâce à lui (une fois maîtrisé), je vous propose quelques pistes de réflexion :
- Etude de la forme correcte de “chaque” technique, de manière isolée (“tout” ce qui est dans le kata est important)
- Réalisation du kata : diagramme (“embusen”), coordination, mouvements lents / rapides, équilibre, tempo, mémoire corporelle, musculation…
- Principes d’exécution : placement, respiration, position, vitesse, relâchement, contraction, travail des hanches, kime…
- Tactique et stratégie globale : types de parades, types d’attaques, feintes, contres, zones à protéger, points vitaux…
- Analyse des séquences du kata (bunkai) : ce point en particulier est un travail de recherche “très conséquent”
- Applications du bunkai en enchaînements de deux ou trois techniques maximum (exemple : parade, riposte, clé)
- Applications du bunkai en combat libre (de préférence contre des attaques “de rue”, avec ou sans armes) : adaptation, timing, réalisme…
- Travail du mental, de la détermination, du renforcement, de l’efficacité, de la précision (exemple : frappes “réelles” sur un “makiwara”)
- Mise en pratique de tout ce qui a été expliqué oralement, et qui n’est pas nécessairement “visible” dans le kata
- Etude des variantes du kata et de ses formes dans les autres écoles/styles de karaté (ne pas croire que notre style est le meilleur)
- Répéter et travailler encore et encore tous ces points : par exemple, certains maîtres estiment qu’on doit exécuter plus de 3000 ou 5000 fois un kata pour commencer à le “sentir”
Cette liste n’est pas exhaustive, alors, imaginez le travail que cela représente : combien d’années de pratique nous faudrait-il pour commencer à maîtriser tous ces aspects d’un kata (quand bien même nous aurions les explications et l’enseignement du maître l’ayant créé) ?
Pourquoi un seul kata en trois ans ?
Vous comprenez maintenant pourquoi la plupart des maîtres de karaté connaissaient vraiment bien et enseignaient un nombre très réduit de katas (généralement un ou deux). Bien sûr, il en étudiaient d’autres, mais pas de manière aussi poussée, et n’étaient pas à même d’en transmettre correctement le “fond”…
Gichin Funakoshi raconte dans son livre “Karaté-Do : ma voie, ma vie” qu’il a débuté le karaté vers l’âge de onze ans avec Maître Azato. Ce dernier lui a fait travailler exclusivement pendant plus de trois ans le premier kata “tekki” (“naihanchi”) : à l’époque, il a trouvé cela “épuisant”, “exaspérant” voire parfois “humiliant”. Pourtant, il a fait de “hito kata san nen” (“un kata en trois ans”) son adage : très souvent utilisé par les maîtres de l’époque, cela ne signifie pas qu’il faut trois années de pratique pour maîtriser un kata, mais plutôt que c’est le minimum requis pour que notre corps en assimile les mouvements.
Bien sûr, de nos jours, il est difficile d’imaginer enseigner à des élèves (adultes ou enfants) le seul et même kata pendant trois ans… En effet, les pratiquants en veulent toujours plus, et plus vite. Pourtant, nous savons tous que la quantité se fait au détriment de la qualité. C’est pour cette raison que je vous encourage à choisir un kata qui sera votre “préféré” (“tokui”) : approfondissez-le des années durant, afin de vous l’approprier et d’en tirer le maximum. Sait-on jamais, ce travail pourrait aussi vous donner des “clés” sur la compréhension des autres katas…
Etes-vous prêt à plonger dans le grand bain du karaté à travers les katas ?
Auteur de l'article
Professeur de Karate
6ème Dan - BEES 2